Décryptages

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24/04/24

L’IA fait son cinéma : nouveaux horizons technologiques et juridiques

L’avènement de l’intelligence artificielle (IA) transforme de nombreux secteurs, y compris celui du cinéma et de l’audiovisuel, où son impact se fait d’ores et déjà ressentir, de la préproduction à la distribution. Un rapport commandé par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) au cabinet BearingPoint (ci-après le « Rapport CNC / Bearing Pont ») souligne ces changements[1]. Il révèle que l’utilisation croissante de l’IA soulève des questions complexes aux plans juridique et éthique, notamment en ce qui concerne l’IA générative, en matière de confidentialité, de respect des droits de la personnalité ou bien encore de protection des œuvres qui alimentent ou sont réalisées avec l’aide d’IA génératives.

Le présent flash revient sur l’adoption de l’IA par les métiers du cinéma et de l’audiovisuel (I), les implications juridiques des récents accords interprofessionnels conclus aux Etats-Unis (II) et l’impact potentiel de l’AI Act sur cette industrie (III).

 

Une adoption croissante de l’IA par les métiers du cinéma et de l’audiovisuel

Le Rapport CNC / Bearing Point met en évidence le fait que les métiers du cinéma et de l’audiovisuel, en particulier dans les domaines de la post-production, de l’animation et des effets visuels, ont rapidement adopté les technologies d’IA. Les potentielles applications nouvelles de l’IA, en matière d’analyse sémantique de scénarios, d’assistance à l’écriture de scénarios, de budgétisation ou bien encore de création de plannings de tournage devraient encore élargir les horizons.

Pour ses promoteurs, l’adoption de l’IA offrirait de multiples avantages, tels que la stimulation de la créativité, la réduction des coûts de production ou bien encore l’émergence de nouvelles opportunités liées notamment à l’essor des « deepfakes »[2].

Toutefois, cette révolution technologique n’est pas exempte de défis, parmi lesquels les problématiques de transparence des bases d’entraînement, de confidentialité des données ingérées par l’IA, des droits d’utilisation et de la protection des « outputs » d’IA génératives, des biais culturels des modèles d’IA générative ou bien encore des droits de la personnalité des comédiens et doubleurs.

 

Les implications juridiques des récents accords interprofessionnels conclus aux Etats-Unis

Le Rapport CNC / Bearing Point considère que « l’approche « interprofessionnelle » des États-Unis a offert aux professionnels du secteur un cadre d’utilisation de l’IA plus clair, tandis que l’Europe privilégie une approche « législative » transverse plus lente ». Il vise en cela la grève des syndicats WGA et SAG-AFTRA, qui a défrayé la chronique l’année dernière, et qui a finalement abouti fin 2023 à la signature d’accords avec les studios de cinéma. Ces accords revêtent une importance particulière pour encadrer l’utilisation de l’IA dans l’industrie. Pour les auteurs, ces accords garantissent que l’usage d’outils d’IA générative ne peut leur être imposé, préservant ainsi leur autonomie créative. Concernant les acteurs, les accords stipulent que toute réplication ou altération de leur image ou de leur voix doit recevoir un consentement préalable, assorti d’une rémunération appropriée, soulignant le respect des droits de la personnalité.

L’accord signé en janvier 2024 entre la SAG-AFTRA et la solution de clonage de voix Replica[3], encadre ainsi l’usage de l’IA. Il prévoit plusieurs dispositions, incluant notamment un consentement requis pour la création et l’utilisation de réplications d’acteurs, ainsi que pour utiliser le nom d’un acteur dans un « prompt » pour créer une reproduction totalement synthétique, mais aussi des exceptions au consentement, par exemple, dans le cas d’altération pour des tâches de post-production.

L’accord WGA encadre quant à lui, en partie, l’utilisation de l‘IA générative par les scénaristes[4]. Il établit des principes clairs, interdisant d’imposer aux auteurs-scénaristes d’utiliser des outils d’IA et garantissant une mention explicite lorsqu’un document remis a été généré ou incorpore des éléments produits par l’IA. Cet accord assure également la conservation des crédits et des droits spécifiques de l’auteur-scénariste, même en cas d’utilisation de l’IA, et lui confère le droit de bloquer l’exploitation de ses œuvres pour l’entraînement d’algorithmes d’IA, renforçant ainsi la protection de ses droits de propriété intellectuelle.

Ces accords représentent des avancées significatives dans la protection des droits des auteurs et acteurs face aux défis posés par l’IA. Ils esquissent un cadre juridique qui pourrait servir de référence pour d’autres industries créatives.

 

L’AI Act et ses implications pour le cinéma et l’audiovisuel

L’AI Act[5], règlement européen sur l’IA, établit un cadre réglementaire pour une utilisation éthique et sûre de l’IA dans divers secteurs, y compris le cinéma et l’audiovisuel. Qualifié de « Pionnier normatif mondial de la régulation de l’IA » par le Rapport CNC / Bearing Point, il consacre l’applicabilité du droit européen de la propriété intellectuelle aux IA, tant européennes qu’étrangères, et impose notamment une obligation de transparence sur l’utilisation des IA ainsi qu’un résumé des données d’entraînement des algorithmes.

Ce règlement définit des obligations spécifiques en fonction du niveau de risque associé aux différentes applications de l’IA, allant du risque inacceptable au risque minimal, et prévoit des mesures de conformité adaptées à ces risques. Une multitude d’acteurs peuvent se voir opposer l’AI Act allant du fournisseur[6] à l’utilisateur/déployeur[7] en passant par le distributeur[8] de systèmes d’IA. Au regard de la cartographie des cas d’usage recensés par le Rapport CNC / Bearing Point, il semblerait que les métiers du cinéma et de l’audiovisuel relèvent davantage de la notion d’utilisateur/déployeur de systèmes d’IA.

A titre d’illustration, l’écriture de scénario par un système d’IA pourra être exécutée via la génération automatique de textes narratifs issue d’une IA générative, comme ChatGPT. En principe, l’AI Act impose aux fournisseurs de modèle d’IA à usage général l’obligation de s’assurer que les contenus utilisés pour entraîner leurs modèles respectent bien les droits d’auteur. Ils doivent, à ce titre, être transparents sur les contenus utilisés pendant l’entraînement de leurs systèmes d’IA et établir des standards techniques pour identifier ces contenus. Partant, le scénariste, en amont, pourra s’assurer que l’usage d’une IA générative dans son processus créatif n’enfreint pas les droits d’auteur existants et, en aval, devra vérifier dans les conditions d’utilisation si les droits sur les résultats générés par l’IA lui sont bien cédés ou concédés.

 

Ainsi, une mise en conformité et un accompagnement personnalisés s’avèrent nécessaires pour naviguer efficacement parmi les subtilités juridiques et techniques de l’AI Act. Comme dans un film où chaque scène est minutieusement planifiée, la formation des équipes en interne, la mise en place d’audit ainsi que l’élaboration de contrats et chartes IA adaptés assureront une utilisation sûre et éthique de ces nouveaux outils tout en minimisant les risques légaux : « Moteur, action ! ».

[1] Rapport du CNC / Bearing Point « Quel impact de l’IA sur les filières du cinéma, de l’audiovisuel et du jeu vidéo ? », avril 2024 (https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/quel-impact-de-lia-sur-les-filieres-du-cinema-de-laudiovisuel-et-du-jeu-video_2144677)

[2] Un deepfake peut être défini comme « une technique de synthèse mono- ou multimédia reposant sur l’intelligence artificielle. Elle peut servir à superposer ou fusionner des images, des fichiers vidéo ou audio existants sur d’autres images ou fichiers vidéo ou audio, à créer un contenu artificiel sur une personne cible à partir du comportement d’une personne source, ou même à créer artificiellement des contenus ressemblants à partir de commandes textuelles » https://www.senat.fr/amendements/2022-2023/778/Amdt_127.html

[3] SAG-AFTRA 01/2024 Statement

[4] WGA Summary of the 2023 MBA

[5] PE, résolution législative, 13 mars 2024, établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (COM(2021)0206 – C9-0146/2021 – 2021/0106(COD)).

[6] « Fournisseur », une personne physique ou morale, une autorité publique, une agence ou tout autre organisme qui développe ou fait développer un système d’IA ou un modèle d’IA à usage général et le met sur le marché ou met le système d’IA en service sous son propre nom ou sa propre marque, à titre onéreux ou gratuit.

[7] « Déployeur », une personne physique ou morale, une autorité publique, une agence ou un autre organisme utilisant sous sa propre autorité un système d’IA sauf lorsque ce système est utilisé dans le cadre d’une activité personnelle à caractère non professionnel.

[8] « Distributeur », une personne physique ou morale faisant partie de la chaîne d’approvisionnement, autre que le fournisseur ou l’importateur, qui met un système d’IA à disposition sur le marché de l’Union.

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Avocats concernés :