Décryptages

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4/07/24

Responsabilité des contractants à l’égard des tiers : la Cour de cassation au secours des clauses de responsabilité

Assurément, le 3 juillet 2024 fera date dans le droit français des contrats et de la responsabilité civile. Hier en effet, la chambre commerciale de la Cour de cassation a stoppé la progression logique d’un édifice jurisprudentiel objet de fortes controverses et dont il faut bien reconnaître qu’il se montrait, jusqu’alors, assez peu propice à la sécurité juridique que les contractants sont en droit d’attendre (Cass. com., 3 juil. 2024, n° 21-14.947).

 

Cantonnement de la jurisprudence « Boot shopBois rouge »

La situation dont la Cour avait à connaître est devenue classique. Voici un contrat conclu entre A et B. Le contractant A manque à ce contrat : fautivement, il ne l’exécute pas ou l’exécute mal. Le contractant B peut bien entendu lui réclamer des dommages et intérêts en réparation du préjudice qui lui a été ainsi causé. Mais supposons que le manquement ait causé un dommage à C, tiers au contrat. C peut-il rechercher la responsabilité civile de A pour obtenir réparation de ce dommage ?

Depuis un arrêt Besse rendu en 1991 (Cass. ass. plén., 12 juil. 1991, n° 90-13.602, Bull. n° 5), il est acquis qu’en principe cette action doit être engagée sur le fondement délictuel et non sur le fondement contractuel, faute de contrat entre le contractant A et le tiers C. Mais, un temps, certains arrêts de la Cour de cassation ont exigé du tiers qu’il démontre l’existence d’une faute détachable du contrat, c’est-à-dire d’un comportement constitutif d’une faute délictuelle « envisagée indépendamment de tout point de vue contractuel ». En d’autres termes, l’action du tiers ne pouvait prospérer que dans le cas où le manquement du contractant était en soi une faute délictuelle, peu important qu’il s’inscrive par ailleurs dans un cadre contractuel. Mais d’autres arrêts se contentaient au contraire d’un simple manquement contractuel, sans que le tiers ait à rapporter une preuve supplémentaire.

La divergence a été tranchée par un arrêt Boot shop, rendu en Assemblée plénière le 6 octobre 2006 (Cass. Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, Bull. n° 9). Dans l’affaire qui a donné lieu à cet arrêt, le locataire-gérant d’un fonds de commerce reprochait au bailleur du local commercial dans lequel ce fonds était exploité un manquement à son obligation d’entretien. A quoi le bailleur répliquait logiquement que le locataire-gérant était un tiers au contrat de bail commercial (conclu entre le loueur du fonds et le bailleur) et qu’il devait en conséquence rapporter la preuve d’une faute détachable, faute détachable qu’un simple défaut d’entretien ne pouvait caractériser. Condamné néanmoins par la cour d’appel à indemniser le préjudice d’exploitation du locataire-gérant, le bailleur fit valoir devant la Cour de cassation que sa responsabilité ne pouvait être engagée à l’égard d’un tiers qu’en présence d’une faute délictuelle « envisagée en elle-même indépendamment de tout point de vue contractuel », c’est-à-dire d’une faute détachable. Mais la Cour, réunie dans sa formation la plus solennelle, a rejeté son pourvoi en jugeant « que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». C’en était donc fini de la faute détachable. La seule preuve d’un manquement contractuel, quelle qu’en soit la teneur, permettait aux tiers d’engager la responsabilité d’un contractant, pour autant bien sûr que ce manquement leur ait causé un dommage.

Cette solution, réaffirmée par la suite, notamment en Assemblée plénière dans un arrêt Bois Rouge (Cass. Ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, pub. au Bull. ; v. notre Flash Racine : Responsabilité des contractants envers les tiers : l’assemblée plénière de la Cour de cassation persiste et signe !), a été contestée par une grande partie de la doctrine, qui a fait valoir qu’elle déjouait les prévisions des cocontractants en ruinant notamment l’efficacité des clauses limitatives de réparation dans le cas d’une action intentée par un tiers. En effet, puisque l’action du tiers ainsi largement ouverte repose sur le fondement délictuel, il est à première vue logique de ne pas lui appliquer les limitations convenues entre les contractants. En somme, tandis que l’action en responsabilité intentée par un cocontractant était soumise aux limitations contractuelles convenues, et en particulier aux plafonds de responsabilité, celle du tiers y échappait au contraire et relevait du principe de réparation intégrale. C’est précisément sur ce terrain-là qu’intervient l’arrêt du 3 juillet 2024.

Dans une affaire tout à fait typique de la difficulté ici considérée, la chambre commerciale, après avoir rappelé les termes des arrêts Boot shop et Bois Rouge, pose le principe suivant : « Pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants. ». L’action du tiers, quoiqu’engagée sur le terrain délictuel, est donc finalement, de ce point de vue-là, traitée comme le serait l’action du cocontractant lui-même.

 

Et demain ?

Les commentaires de cet arrêt ne vont évidemment pas tarder. En l’état, deux séries d’observations synthétiques s’imposent.

D’une part, la solution est assez vraisemblablement inspirée de la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, déposée au Sénat le 29 juillet 2020. Il résulte en effet de l’article 1234, alinéa 2, de cette proposition qu’en l’absence de faute détachable (« faits générateurs mentionnés à la section 2 du chapitre II du présent sous-titre »), le tiers qui a un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat et qui ne dispose d’aucune autre action en réparation, peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel, auquel cas « [l]es conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. ».

Quoi qu’il en soit de cette probable inspiration, il faut bien comprendre que les « conditions et limites » visées par l’arrêt ne s’arrêtent certainement pas aux plafonds de responsabilité. On pense, par exemple, aux clauses de non-responsabilité ou encore à l’exigence de prévisibilité du dommage propre à la matière contractuelle (C. civ., art. 1231-3). On songe aussi à la question de la causalité qui, même si elle est généralement présentée comme à peu près identique dans les matières contractuelle et délictuelle, fait tout de même l’objet, dans le domaine contractuel, d’un texte dédié précisant que seul est réparable le dommage qui est une « suite immédiate et directe de l’inexécution » (C. civ., art. 1231-4).

D’autre part, selon une jurisprudence plutôt bien établie, la responsabilité extracontractuelle pour faute est d’ordre public et il n’est donc pas possible d’y apporter des restrictions conventionnelles, du moins avant la réalisation du dommage (v. not. Cass. 2e civ., 17 févr. 1955, n° 55-02.810, Bull. n° 100). Que penser de cette jurisprudence dans le prisme de l’arrêt du 3 juillet 2024 ? Faut-il comprendre que la chambre commerciale entend revenir dessus et admettre désormais les restrictions conventionnelles de responsabilité extracontractuelle pour faute ? Si tel était le cas, les conséquences en seraient évidemment très importantes sur le plan pratique et dépasseraient largement la seule question de l’invocation, par un tiers au contrat, sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, de l’inexécution d’une obligation contractuelle.

Par exemple, en matière de licences de droit d’auteur (logiciel), la première chambre civile de la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt Orange / Entr’Ouvert (Cass. 1re civ., 5 oct. 2022, n° 21-15.386, pub. au Bull.) qu’en cas d’atteinte portée à ses droits d’auteur, le titulaire / concédant, ne bénéficiant pas des garanties prévues aux articles 7 et 13 de la directive n° 2004/48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle s’il agit sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, est recevable à agir en contrefaçon à l’encontre de son licencié malgré la relation contractuelle liant les deux parties. Ce faisant, la Cour de cassation a apporté un tempérament au principe de non-cumul des responsabilités selon lequel le créancier d’une obligation contractuelle ne peut en principe se prévaloir, contre le débiteur de cette obligation, des règles de la responsabilité délictuelle quand bien même il y aurait intérêt, car l’action en contrefaçon est traditionnellement conçue comme une action en responsabilité civile délictuelle (P.-Y. Gautier et N. Blanc, Droit de la propriété littéraire et artistique, LGDJ, 2e éd., 2023, n° 844 et s.). La cour d’appel de renvoi a ensuite confirmé la recevabilité de l’action en contrefaçon (CA Paris, 14 février 2024, RG n° 22/18071). Les principaux enjeux inhérents au fondement juridique de l’action du donneur de licence à l’encontre de son licencié sont ceux (i) de la mesure d’instruction dont il dispose pour établir la faute de son licencié (mesure d’instruction in futurum sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile ou saisie-contrefaçon) et (ii) du plafonnement éventuel des dommages-intérêts auxquels il peut prétendre par l’effet d’une clause contractuelle (cf. notre précédent Flash Racine : Non-respect d’une licence de logiciel par le licencié : la Cour de cassation tranche enfin). Si l’arrêt du 3 juillet 2024 devait ouvrir une brèche en matière d’aménagement contractuel de la responsabilité extracontractuelle pour faute, nul doute que l’onde de choc se propagera instamment au contentieux des licences de logiciel s’agissant de l’efficacité de clauses limitatives de responsabilité opposées, par le licencié, au donneur de licence agissant à son encontre sur le fondement de la contrefaçon.

On doute cependant fortement qu’une pareille brèche soit en gestation. D’ailleurs, la proposition de la loi portant réforme de la responsabilité civile, qui, une fois encore, a apparemment inspiré l’arrêt, entend précisément consacrer la jurisprudence selon laquelle la responsabilité extracontractuelle ne peut être restreinte par convention (art. 1286 : « En matière extracontractuelle, nul ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour faute. »). Et, non sans cohérence, s’agissant de la responsabilité des contractants envers les tiers, il en ressort également qu’il n’est plus question d’opposer aux tiers les « conditions et limites » propres à la responsabilité contractuelle lorsque l’on est en présence d’une faute détachable (art. 1234, al. 1). Aussi entraperçoit-on une question majeure, qui se pose dès aujourd’hui sous l’empire du droit actuel. Le tiers qui, agissant en responsabilité, se voit opposer la solution retenue par l’arrêt du 3 juillet 2024 et donc, par exemple, un plafond de responsabilité, peut-il passer outre ce plafond en rapportant la preuve d’une faute envisagée indépendamment de tout point de vue contractuel ? C’est assez probable et l’on en vient donc à conclure que l’arrêt rendu hier consacre sans doute, à sa façon, une certaine résurrection de la faute détachable.

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